Sur scène, des hommes très fardés, coiffés de perruques et vêtus de caftans bariolés, ressuscitent, en dépassant les notions de genre, des classiques de l’Aïta, un art musical marocain tombé en désuétude.
Le Kabareh Cheikhats – le « Cabaret des chanteuses populaires – s’efforce depuis 2016 de sauvegarder ce précieux héritage incarné autrefois par des femmes et menacé de disparition.
Ce collectif de chanteurs, comédiens et danseurs ose briser les normes de genre, autrefois toléré dans une certaine mesure, dans ce pays d’Afrique du nord où le poids du patriarcat reste prépondérant.
De retour d’une tournée inédite aux Etats-Unis, accompagné d’un ensemble traditionnel, il a récemment fait danser une salle comble dans la sage Rabat, l’initiant aux mélopées de l’Aïta (« le cri de ralliement » en dialecte marocain).
« Cette musique est un +matrimoine+ précieux qu’il est primordial de valoriser. C’est ce qui motive notre travail », explique à l’AFP Ghassan El Hakim, fondateur de Kabareh Cheikhats.
« Six ans après la naissance de la troupe, on n’a pas fini d’apprendre, on est perpétuellement en recherche », ajoute le metteur en scène de 37 ans.
Divas déchues
A mi-chemin entre théâtre et tour de chant, la troupe cartographie, d’une région à l’autre du Maroc, les variétés de cette musique, jadis très populaire dans les campagnes.
Le tempo est donné avec une « aïta jabalia », un air du nord du pays, avant une escale dans l’ancienne capitale de Fès, une autre à Rabat puis dans les plaines fertiles de Doukkala-Abda, fief de cette musique.
« Cet art, basé sur la transmission orale et aux racines qui remontent au 12e siècle, puise sa force poétique dans la vie quotidienne », souligne l’écrivain et poète Hassan Najmi.
On y chante le mode de vie tribal, la nature mais également l’amour et les plaisirs charnels, sans détours. Et sous le protectorat français (1912-1956), il devient une forme de résistance anticoloniale dans un dialecte incompréhensible aux autorités.
Ces chants festifs avaient acquis leurs lettres de noblesse à la fin du 19e siècle, sous le règne du sultan Hassan Ier. « A l’époque, le pouvoir portait une attention particulière à cette musique qui pouvait être pour lui un vecteur de propagande », précise M. Najmi, spécialiste de l’aïta.
Les « cheikhates », figures respectées et adulées, étaient invitées dans les grandes réceptions et à l’occasion des fêtes nationales jusque dans les années 1990.
Puis les mutations socio-culturelles au Maroc, atteint par une montée du conservatisme, font tomber de leur piédestal les divas de l’aïta.
« Elles deviennent des symboles de débauche », rappelle l’expert Najmi, soulignant que « ce mépris est le fruit de l’hypocrisie et du double discours d’une frange de la société ».
Codes féminins
Soucieux de les réhabiliter, Kabareh Cheikhats rend un hommage inconditionnel à « ces fortes femmes », explique un des comédiens, Amine Naouni.
« Dans le spectacle, on n’a rien inventé, on ne fait que rappeler des phénomènes qui existaient dans la société », confie le jeune homme de 28 ans qui « appréhendait » au début de l’aventure « d’être jugé ».
« Mais avec le temps, ce sentiment s’est dissipé ». De fait, l’idée que des hommes s’approprient des codes féminins n’est pas nouvelle au Maroc — ni d’ailleurs dans d’autres pays, comme le Japon dans le théâtre « kabuki ».
Autrefois, « on voyait des hommes maquillés, habillés en caftans et dansant lascivement dans les fêtes sans que ça ne pose problème », ajoute l’expert de l’aïta, en référence aux hommes grimés en « cheikhates » lors de mariages.
« C’était normal car l’espace public était verrouillé pour les femmes », ajoute M. Najmi. Le format du Kabareh est tout à fait nouveau.
Pour Ghassan El Hakim et ses complices, les frontières entre les genres sont poreuses, ils ne croient pas dans des genres figés et normés, et il est « important » pour eux de l’affirmer.
« A chaque représentation, je vois la communion des spectateurs. Tout le monde apprécie le moment, malgré nos différences, donc je me dis que c’est possible de vivre ensemble, pas seulement le temps d’un spectacle », assure le metteur en scène.
Si Kabareh Cheikhats ne reçoit que de « bonnes vibrations » lors des spectacles, sur les réseaux sociaux, c’est une autre histoire.
Heureusement, se console Amine Naouni, « les réactions négatives sont confinées à internet. C’est facile de déverser sa haine derrière un écran mais dans la vie réelle c’est différent ».
(Avec AFP)