INTERVIEW – Fondatrice du programme “El Akademia Masterclass”, Monia Rizkallah, premier chef d’attaque dans l’orchestre du Deutsche Oper Berlin, nous raconte son confinement. Pour cette violoniste de talent, la musique et l’art ne doivent plus passés en second plan.
Marocainspartout : Vous vivez actuellement à Berlin, en Allemagne. Le pays est en pleine phase de déconfinement. Comment vit une artiste confinée et quelle influence cette situation inédite a-t-elle sur votre travail et votre pensée ?
Monia Rizkallah : Les premières nouvelles de cette crise sanitaire qui allait devenir mondiale nous ont été communiquées vers la mi-février en Allemagne. Les choses ont évolué très rapidement, si bien que, moins de trois semaines plus tard, l’école de ma fille et l’opéra de Berlin où je travaille fermaient leurs portes. Cela a été un choc, car personne ne s’attendait à cela. À ce moment-là, j’aurais dû me trouver au Maroc, en pleine effervescence, à préparer le festival de musique de Essaouira, le «Printemps Musical des Alizés» et la 4e édition d’«El Akademia Masterclass» prévue à Fès. J’aurais dû jongler entre vie de famille, tournées et autres engagements, mais tout s’est brusquement arrêté. Depuis, nous vivons une situation totalement inédite et surréaliste, où les informations nous arrivent au compte-gouttes. L’école se passe à la maison, je donne des cours de violon online, et la vie virtuelle nous submerge. Je sais ce temps transitoire, car j’ai la chance de vivre dans un environnement qui connait l’importance des arts comme remède des maux de l’âme et qui soutient la culture.
Le confinement est une épreuve difficile. On aimerait connaitre vos routines culturelles pour faire descendre l’angoisse ?
Les règles de confinement et déconfinement varient selon les pays, ce qui est compréhensible car les situations sanitaires et les habitudes de vie diffèrent. En Allemagne, les consignes n’ont pas été aussi strictes qu’au Maroc ou d’autres pays, et nous aurions difficilement imaginé une vie rythmée par un couvre-feu. Je me sens très proche de mes compatriotes marocains où qu’ils soient, alors que nous sommes si loin les uns des autres. Ce sentiment est actuellement renforcé par le ramadan, une époque très importante de l’année où tout est échange et partage. Pour survivre aux conséquences multiples de cette pandémie, je pense qu’il faut user d’imagination. Il est important de s’évader en lisant, en regardant des films, en créant, si on a la possibilité de le faire. Notre bouée de sauvetage est indéniablement l’art avec la culture. Pour porter l’espoir, il faut se projeter dans l’«après–Corona» qui se profile. Il faudra du temps pour que les choses se stabilisent, mais nous sommes sur le bon chemin. En tout cas, je l’espère. J’ai envie de penser que la plus grosse crise est passée. À titre personnel, pour rester optimiste et me projeter, je travaille sur des projets reportés.
Quel enseignement peut-on, selon vous, tirer de cette épreuve ?
La culture et les arts ne résoudront, hélas, aucun problème à eux seuls, aucun conflit, aucune guerre, aucune pandémie. Mais la musique redonne espoir dans les moments difficiles. De plus, la musique est un langage universel et physique. Elle favorise le dialogue, l’écoute et l’acceptation de l’autre. Il ne s’agit pas d’être absolument et toujours d’accord avec l’autre, mais d’accepter qu’il puisse avoir un autre point de vue, ce qui désamorce bien des incompréhensions. Pour moi, la musique est un élément à intégrer dans l’école de la vie. Je me mobilise pour qu’elle soit partie intégrante de l’instruction générale. J’aimerais la voir dans les écoles au même niveau que les mathématiques ou la grammaire. La musique n’est pas un luxe, c’est une nécessité pour tous, et en particulier pour nos jeunes. Elle ne peut être réservée à une élite. Que vivent la musique et les arts, ces magnifiques médecines de l’âme.
Pensez-vous que le confinement aura des répercussions sur la création artistique contemporaine?
Nous n’avons jamais vécu une situation aussi mondialement dramatique depuis la dernière guerre. Cela nous pousse dans nos retranchements ; il faut recadrer, remanier, improviser continuellement, car cette situation est inédite. C’est effectivement dramatique, mais c’est aussi un grand challenge. Cela laisse à chacun le temps de penser et créer l’avenir. Les changements sont des sources d’inspiration nouvelle pour tous, et donc aussi pour nous les artistes. Un monde de culture digitale, je n’y crois pas ! Cette pandémie est cruelle, car elle nous prive de la chose la plus importante. L’humain. Nous ne pouvons pas nous contenter de virtuel. L’être humain a besoin de vivre en live. Les sorties entre amis, les concerts, les expositions sont suspendues. Ils vont revenir, je l’espère et le pense. Les arts et la culture vont vivre une nouvelle ère, très positive. C’est en tout cas mon vœu le plus cher.
Est-ce que ces semaines de confinement ont révélé quelques plaisirs coupables ?
J’ai pris trois kilos ! Pendant que certains se ruaient sur les pâtes ou le papier toilette, j’abusais du chocolat. Mea culpa !
Quels sont vos espoirs et envies pour l’après-confinement ?
La nature nous donne des leçons en douceur : les scientifiques nous indiquent que la pollution a décru dans le monde, que les oiseaux et les poissons sont revenus là où ils se faisaient rares. Je rêve d’un monde « après Corona » différent, où nous respecterions davantage la nature, où nous limiterions la consommation. Je rêve d’un monde où écouter de la musique, admirer une exposition, aller au cinéma ou au théâtre ne serait pas un luxe, mais une possibilité offerte à tous car reconnue comme une nécessité. Parce que cela nous aura manqué, et que nos sociétés auront compris que nous ne pouvons pas vivre sans ces moyens d’expression.
Propos recueillis par Rachid ABBAR